Tao To king : la voie et de la vertu

Texte traduit par J.J.-L Duyvendak (1889-1954)

Acte I


La Voie vraiment Voie est autre qu’une voie constante.
Les Termes vraiment Termes sont autres que des termes constants.
Le terme Non‑être indique le commencement du ciel et de la terre ; le terme Être indique la mère des dix mille choses.
Aussi est‑ce par l’alternance constante entre le Non‑être et l’Être que, de l’un, on verra le prodige et, de l’autre, on verra les bornes.
Ces deux, bien qu’ils aient une origine commune, sont désignés par des termes différents.
Ce qu’ils ont en commun, je l’appelle le Mystère, le Mystère Suprême, la porte de tous les prodiges.

Acte II


Tous dans le monde reconnaissent le beau comme beau ; ainsi est admis le laid.
Tous reconnaissent le bien comme bien ; ainsi est admis le non‑bien.
En effet : l’Être et le Non‑être s’enfantent l’un l’autre ; le difficile et le facile se complètent l’un l’autre ; le long et le bref sont formés l’un de l’autre ; le haut et le bas se renversent l’un l’autre ; les sons et la voix s’harmonisent l’un l’autre ; l’avant et l’après se suivent l’un l’autre.

Acte III


En n’exaltant pas les hommes de talent, on obtient que le peuple ne lutte pas.
En ne prisant pas les biens d’acquisition difficile, on obtient que le peuple ne soit pas voleur.
En ne lui montrant pas ce qu’il pourrait convoiter, on obtient que le cœur du peuple ne soit pas troublé.
Voilà pourquoi le Saint, dans son gouvernement, vide le cœur (des hommes) et remplit leur ventre, affaiblit leur volonté et fortifie leurs os, de manière à obtenir constamment que le peuple soit sans savoir et sans désirs, et que ceux qui savent n’osent pas agir. Il pratique le Non‑agir, et alors il n’y a rien qui ne soit bien gouverné.

Acte IV


La Voie est vide ; malgré son emploi elle ne se remplit jamais.
Qu’elle est insondable, comme l’aïeule des dix mille êtres !
Qu’elle est profonde, comme demeurant toujours !
Engendrée par je ne sais qui, elle est l’image de ce qui fut avant les « Empereurs ».

Acte V


Le ciel et la terre sont inhumains ; ils traitent les dix mille êtres comme des chiens de paille (du sacrifice).
Les Saints sont inhumains ; ils traitent le peuple comme des chiens de paille.
L’espace entre le ciel et la terre, comme il ressemble à un soufflet de forge ! Vidé, il n’est pas épuisé ; mis en branle, il produit de plus en plus.
Une quantité de mots est vite épuisée. Mieux vaut conserver le (juste) milieu.

Acte VI


« L’esprit de la vallée ne meurt pas », cela se rapporte à la femelle obscure.
« La porte de la femelle obscure », cela se rapporte à la racine du ciel et de la terre.
Se développant en fibres innombrables, elle dure toujours ; son action ne s’épuise jamais.

Acte VII


Le ciel subsiste longtemps et la terre est durable. Si le ciel subsiste longtemps et si la terre est durable, c’est qu’ils ne se reproduisent pas ; voilà pourquoi ils peuvent subsister longtemps et être durables.
C’est pourquoi le Saint place son corps au dernier rang, et pourtant est mis en avant. Il place son corps en marge, et pourtant il est préservé. N’est‑ce pas parce qu’il est sans préférences personnelles, que ses préférences sont réalisées ?

Acte VIII


La plus haute « bonté » est comme l’eau. La « bonté » de l’eau consiste en ce qu’elle porte avantage aux dix mille êtres sans lutter. Elle reste à la place (la plus basse) que tout homme déteste.
Voilà pourquoi elle est toute proche de la Voie.
On considère
bon pour la demeure, le lieu (favorable) ;
bonne pour le cœur, la profondeur ;
bonne pour les rapports sociaux, l’humanité ;
bonne pour la parole, la bonne foi ;
bon pour le gouvernement, l’ordre ;
bonne pour le service, la capacité ;
bon pour l’action, de saisir le moment favorable.
En vérité, c’est précisément parce qu’on ne lutte pas qu’on peut éviter le blâme.

Acte IX


Mieux vaut s’arrêter que retenir et remplir.
De quelque façon qu’on tâte (une lame) en l’aiguisant, on ne peut pas longtemps en garantir (le tranchant).
Une salle remplie de bronze et de jade ne peut être gardée par personne ; la richesse et les honneurs, accompa­gnés d’orgueil, entraînent le malheur.
Retirer son corps quand l’œuvre est accomplie, telle est la Voie du ciel.

Acte X


En te cramponnant avec ton âme spirituelle et ton âme corporelle à l’unité, peux‑tu empêcher qu’elles se séparent ?
En concentrant ta respiration jusqu’à t’amollir, peux‑tu devenir comme un nourrisson ?
En nettoyant ton miroir obscur, peux‑tu le rendre sans tache ?
En aimant le peuple et en gouvernant l’État, peux‑tu être sans action ?
En ouvrant et fermant les portes naturelles, peux‑tu être une poule ?
En comprenant tout ce qui t’entoure, peux‑tu te passer de connaissance ?

Acte XI


On a beau réunir trente rais dans un moyeu, l’utilité de la voiture dépend de ce qui n’y est pas.
On a beau mouler l’argile pour faire de la vaisselle, l’utilité de la vaisselle dépend de ce qui n’y est pas.
On a beau percer des portes et des fenêtres pour faire une maison, l’utilité de la maison dépend de ce qui n’y est pas. Ainsi, tirant avantage de ce qui est, on se sert de ce qui n’y est pas.

Acte XII


Les cinq couleurs aveuglent l’œil de l’homme.
Les cinq notes assourdissent l’oreille de l’homme.
Les cinq goûts gâtent la bouche de l’homme.
Les courses et la chasse égarent le cœur de l’homme.
Les biens difficiles à acquérir entravent la conduite de l’homme.
Aussi le Saint s’occupe‑t‑il du ventre et non de l’œil.
C’est pourquoi il rejette « cela » et choisit « ceci ».

Acte XIII


Faveur et disgrâce sont (toutes deux) comme des choses effrayantes.
Prise une grande calamité comme ton propre corps.
Que veut dire : « Faveur et disgrâce sont (toutes deux) comme des choses effrayantes » ? La faveur est chose haute, la disgrâce est chose basse : encourir (l’une) est chose effrayante, perdre (l’autre) est chose effrayante. Voilà le sens de : « faveur et disgrâce sont (toutes deux) comme des choses effrayantes ».
Que veut dire : « prise une grande calamité comme ton propre corps » ? La raison pour laquelle j’éprouve de gran­des calamités est que j’ai un corps. Dès que je n’ai plus de corps, quelles calamités puis‑je encore éprouver ?
C’est pourquoi, celui qui gouverne l’empire comme il prise son propre corps, c’est à celui-là qu’on peut confier l’empire ; et celui qui gouverne l’empire comme il aime son propre corps, c’est à celui-là qu’on peut donner la charge de l’empire.

Acte XIV


Ce que l’on regarde sans le voir s’appelle incolore.
Ce que l’on écoute sans l’entendre s’appelle aphone.
Ce que l’on touche sans le saisir s’appelle subtil.
Ces trois qualités ne peuvent être scrutées davantage, car, confondues, elles ne font qu’un.
Son lever n’est pas rayonnant ni son coucher obscur. Opérant en ramifications infinies qui ne peuvent être expri­mées par des termes, elle retourne à l’immatériel. C’est ce qu’on appelle Forme de l’Informe, Image de l’Immatériel ; mais ces appellations ne sont que de vagues approximations.
Va au devant d’elle et tu n’en verras pas le chef. Suis‑la et tu n’en verras pas l’arrière.
Si l’on s’attache à la voie de l’antiquité pour diriger l’existence d’aujourd’hui, on peut connaître l’origine primordiale ; cela s’appelle démêler le fil de la Voie.

Acte XV


Ceux qui, dans l’antiquité, étaient habiles dans la Voie, avaient (une nature) subtile et merveilleuse et une péné­tration mystérieuse, si profondes qu’on ne peut les connaître. Puisque, en effet, on ne peut les connaître, on peut seulement s’efforcer à décrire leurs attitudes.
Qu’ils étaient hésitants, comme quelqu’un qui passe à gué une rivière en hiver !
Qu’ils étaient circonspects, comme quelqu’un qui craint ses voisins tout alentour !
Qu’ils étaient réservés, comme un invité (en présence de l’hôte) !
Qu’ils étaient fondants, comme la glace qui va dégeler !
Qu’ils étaient solides, comme le bois brut !
Qu’ils étaient larges, comme une vallée !
Qu’ils étaient turbides, comme l’eau trouble !
Qu’est‑ce qui peut faire cesser la turbidité ? Par la tranquillité (l’eau trouble) peu à peu devient claire.
Qu’est‑ce qui peut assurer le repos ? Par le mouvement peu à peu (le repos) se produit.
Ceux qui conservaient cette Voie ne désiraient pas être remplis.
En effet, puisqu’ils n’étaient pas remplis, ils pouvaient s’user sans être renouvelés.

Acte XVI


Atteins le vide extrême et maintiens une tranquillité rigoureuse.
En atteignant un vide extrême et en maintenant une tranquillité rigoureuse, tandis que les dix mille êtres tous ensemble se débattent activement, moi, je contemple leur retour (dans le néant).
En effet, les êtres fleurissent, et (puis) chacun revient à sa racine. Revenir à sa racine s’appelle la tranquillité ; cela veut dire déposer sa tâche. Déposer sa tâche est une loi constante. Celui qui connaît cette loi constante s’appelle éclairé. Celui qui ne connaît pas cette loi constante agit comme un sot et s’attire le malheur. Celui qui connaît cette loi constante est tolérant ; tolérant, il est sans préjugé ; sans préjugé, il est compréhensif ; compréhensif, il est grand ; grand, il est (identique à) la Voie ; (identique à) la Voie, il dure longtemps ; jusqu’à la fin de sa vie, il n’est pas en péril.

Acte XVII


Dans la plus haute antiquité, on ne savait même pas qu’il y en avait.
Dans l’âge suivant, on les aimait et les louait.
Dans l’âge suivant, on les craignait.
Dans l’âge suivant, on les méprisait.
Lorsque la bonne foi (du prince envers le peuple) n’est pas suffisante, il y a manque de bonne foi (du peuple envers le prince).
Comme (les princes sages) étaient pensifs et prisaient leurs mots !
Quand le travail était accompli et que tout marchait bien, le peuple disait : « Nous l’avons fait de nous‑mêmes ! »

Acte XVIII


Quand la grande Voie est déchue, il y a l’humanité et la justice.
Quand l’intelligence et la connaissance se montrent, il y a une grande culture artificielle.
Quand les six parents ne vivent pas en harmonie, il y a des fils filiaux.
Quand l’État et la dynastie sombrent dans le désordre, il y a des ministres fidèles.


Acte XIX



Si tu abolis la sagesse et rejettes le savoir, le peuple en aura cent fois plus de profit.
Si tu abolis l’humanité et rejettes la justice, le peuple reviendra à la piété filiale et à l’amour (maternel).
Si tu abolis l’adresse et rejettes l’amour du gain, les voleurs et les bandits disparaîtront.
(De peur que) ces trois préceptes ne soient considérés comme lettre (morte) insuffisante,
Veille à ce qu’il y ait quelque chose en quoi l’on puisse trouver un appui.
Montre une simplicité naturelle et cramponne‑toi à ce qui est sans artifice ; amoindris les intérêts privés et diminue les désirs.

Acte XX


Abolis l’étude, et tu seras sans soucis.
« La petite différence entre ‘oui’ et ‘oh oui’ », « la grande différence entre ‘le bien’ et  ‘le mal’ », « que l’on doit craindre ce que d’autres craignent » — comme (l’étude de ces choses) est illimitée ! On n’en vient jamais à bout !
Mais, quand tous les hommes ont une réunion joyeuse, comme pour la célébration d’un grand sacrifice ou l’ascen­sion d’une terrasse en printemps, alors moi seul, en repos, je ne donne aucun signe, comme un nourrisson qui ne sait pas encore sourire, abandonné, comme quelqu’un qui ne sait de quel côté se tourner ! Quand tous les hommes ont surabondance, moi seul je suis comme quelqu’un qui a tout perdu. Cela vient de ce que j’ai le cœur d’un imbécile, aussi niais !
Que les gens ordinaires soient éclairés, moi seul je suis dans l’obscurité ! Que les gens ordinaires soient clair­voyants, moi seul je suis myope ! De faible lueur comme la lune dans sa dernière phase ! Tournoyant comme si je n’avais où me tenir ! Alors que tous les hommes ont quelque chose (qu’ils savent faire), moi seul je suis ignorant comme un paysan ! Moi seul je diffère des autres hommes, en ce que je prise me nourrir de la Mère.

Acte XXI


Les manifestations de la grande Vertu, c’est uniquement de la Voie qu’elles procèdent. La Voie est quelque chose d’absolument vague et insaisissable. Bien qu’insaisissables et vagues, il y a des images au‑dedans d’elle. Bien qu’impénétrables et obscurs, il y a des germes au‑dedans d’elle. Ces germes sont très réels ; au‑dedans d’eux réside l’infaillibilité, de sorte que, depuis l’antiquité jusqu’à présent, ce terme (« Voie ») n’a pas été aboli pour exprimer l’origine commune. Comment sais‑je que telle est l’origine commune ? Par ceci.

Acte XXII


Ce qui est courbé devient entier.
Ce qui est tortueux devient droit.
Ce qui est creux devient plein.
Ce qui est usé devient neuf.
Celui qui a peu acquiert.
Celui qui a beaucoup est induit en erreur.
C’est pourquoi le Saint se cramponne à l’unité et en fait la mesure de l’Empire.
Il ne s’exhibe pas, c’est pourquoi il brille.
Il ne s’affirme pas, c’est pourquoi il se manifeste.
Il ne se vante pas, c’est pourquoi il réussit.
Il ne se targue pas, c’est pourquoi il devient le chef.
En effet, c’est précisément parce qu’il ne lutte pas qu’il n’y a personne dans l’empire qui puisse lutter avec lui.
L’ancien axiome : « Ce qui est courbé devient entier », comment serait‑ce une parole vide ? Tout revient à ce qui est vraiment entier.

Acte XXIII


L’avarice de paroles est (en harmonie avec) le Cours Naturel.
Car, un tourbillon ne dure pas toute la matinée, et une averse ne dure pas toute la journée. Qui est‑ce qui les produit ? Le ciel et la terre. Si même le ciel et la terre ne peuvent persister longtemps (dans leur exubérance), à plus forte raison l’homme !
C’est pourquoi celui qui agit selon la Voie, s’identifie avec la Voie. Quand il réussit, il s’identifie avec le succès ; quand il échoue, il s’identifie avec l’échec.
Quand il s’identifie avec la Voie, alors il se réjouit de l’acquisition de la Voie. Quand il s’identifie avec le succès, alors il se réjouit de l’acquisition du succès. Quand il s’identifie avec l’échec, alors il se réjouit de l’acquisition de l’échec.

Acte XXIV


Sur la pointe des pieds, on ne se tient pas debout.
Avec les jambes écartées, on ne marche pas.
En s’exhibant, on ne brille pas.
En s’affirmant, on ne se manifeste pas.
En se vantant, on ne réussit pas.
En se targuant, on ne devient pas le chef.
D’une telle attitude à l’égard de la Voie, on peut dire : « Une nourriture surabondante et des actions répétées jusqu’à l’écœurement répugnent, sans doute, à (tous) les êtres. »
C’est pourquoi celui qui possède la Voie ne s’en occupe pas.

Acte XXV


Il y avait quelque chose dans un état de fusion avant la formation du ciel et de la terre. Tranquille et immaté­rielle, elle existe seule et ne change pas (de caractère) ; elle circule partout et ne se lasse pas. On peut la considérer comme la Mère de tout‑sous‑le‑ciel. Je n’en connais pas le (vrai) nom, mais je le désigne par l’appellation « Voie ». Essayant autant que possible de la définir par un nom, je l’appelle « grande ». « Grand » veut dire « procéder » ; « procéder » veut dire « s’éloigner » ; « s’éloigner » veut dire « revenir » (à son contraire).
Donc : la Voie est grande ; le ciel est grand ; la terre est grande ; et le roi est grand. Il y a dans le monde quatre grandes choses, et le roi en est une. Le roi se règle sur la terre, la terre se règle sur le ciel, le ciel se règle sur la Voie et la Voie se règle sur le Cours Naturel.

Acte XXVI


Le lourd est la racine du léger ; le repos est le maître de l’agitation.
Tel le noble : il voyage une journée entière sans s’éloigner de sa (lourde) voiture de bagages. Quoiqu’il y ait un camp militaire et des tours d’observation (autour de lui), il reste lui-même tranquille et au‑dessus des choses. Com­ment un maître de dix mille chars de combat se conduirait‑il avec légèreté vis‑à‑vis de l’empire ? S’il se conduit avec légèreté, alors il perd la racine ; avec agitation, il perd la domination.

Acte XXVII


Pour le bon voyageur, il n’y a ni traces ni vestiges.
Pour le bon orateur, il n’y a ni blâme ni louange.
Bon calculateur n’a besoin de fiches ni de tablettes.
Bon fermeur n’a ni barres ni verrous, et pourtant (la porte) ne peut être ouverte.
Bon lieur n’a ni cordes ni nœuds, et pourtant rien ne peut être défait.
Ainsi le Saint est constamment bon sauveur d’hommes, car il l’est sans rejeter nul homme. Même de ceux qui ne sont pas bons, lequel est‑il rejeté ? Il est constamment bon sauveur des choses, car il l’est sans rejeter nulle chose. C’est ce qu’on appelle une illumination ambivalente. Car l’homme bon est l’instructeur de ceux qui ne sont pas bons, et ceux qui ne sont pas bons sont les matériaux de l’homme bon. Ne pas priser son instructeur, et, d’autre part, ne pas épargner ses matériaux, c’est une grosse erreur, tout savant que l’on soit.
C’est là ce qu’on appelle le prodige principal.

Acte XXVIII


Celui qui se reconnaît comme coq mais se tient en poule est le ravin du monde. Il est le ravin du monde ; la « Vertu » (« force » Tö) ne s’en écoule pas. Il retourne à l’état de nourrisson.
Celui qui connaît le blanc, mais s’en tient au noir, est la mesure du monde. Il est la mesure du monde ; la « Vertu » (« force » Tö) constante ne lui fait pas défaut. Il retourne à l’état où il n’y a pas de pôles (d’opposition).
Celui qui connaît l’honneur, mais se tient dans la honte, est la vallée du monde. Il est la vallée du monde ; la « Vertu » (« force » Tö) constante suffit. Il retourne à l’état de bois brut.
Le bois brut, quand il est (taillé et) dispersé, forme des ustensiles (spécialisés) ; mais quand le Saint s’en sert, il devient le chef de tous les organes administratifs. Car un grand tailleur (de bois) ne découpe pas.

Acte XXIX


Ceux qui veulent saisir l’empire par l’action, j’ai vu qu’ils sont tombés dans l’embarras.
On ne peut façonner le vase spirituel de l’empire. Quiconque le façonne, l’abîme. Quiconque le retient, le perd.
C’est pourquoi le Saint ne fait rien, et ainsi il n’abîme rien ; il ne retient rien, et ainsi il ne perd rien.
Car les êtres sont tantôt en avant, tantôt en arrière ; tantôt ils soufflent doucement, tantôt ils halètent violemment ; tantôt ils sont forts, tantôt ils sont embarrassés ; tantôt ils commencent, tantôt ils déchoient.
C’est pourquoi le Saint évite une trop grande emphase ; il évite de se prodiguer ; il évite ce qui est excessif.

Acte XXX


Celui qui (comme ministre) assiste par la Voie un maître des hommes, ne fait pas violence à l’empire par les armes. Cette (dernière) manière d’agir cause habituellement un contre‑coup.
Là où campent les armées, il pousse des épines et des chardons. A la suite de grandes guerres, viennent des années de disette.
L’homme capable est résolu, voilà tout. Il n’ose pas être violent en saisissant (l’empire). Qu’il soit résolu, mais non vantard ; qu’il soit résolu, mais non hâbleur ; qu’il soit résolu, mais non hautain. Qu’il soit résolu par nécessité. Qu’il soit résolu sans violence.

Acte XXXI


En effet, c’est précisément parce que les armes sont des instruments de malheur, et qui répugnent sans doute aux êtres, que celui qui possède la Voie ne s’en occupe pas.
L’homme noble, chez lui, considère la gauche comme la place d’honneur ; mais quand il porte des armes, il con­sidère la droite comme la place d’honneur.
Les armes sont des instruments de malheur, et non pas des instruments de l’homme noble. Il s’en sert contre son gré, et met au premier rang le calme et le repos.
Même s’il est victorieux, il ne le trouve pas beau.
S’il le trouvait beau, il prendrait plaisir à faire mourir les hommes.
Or, celui qui se plaît à faire mourir les hommes ne peut pas réaliser sa volonté dans le monde.
Dans les circonstances fastes, on considère la gauche comme la place d’honneur. Dans les circonstances néfastes, on considère la droite comme la place d’honneur. Le général en second occupe la gauche ; le général en chef occupe la droite. Cela signifie qu’ils sont placés selon les rites funèbres. Le carnage de masses humaines est pleuré avec des lamentations ; après une victoire militaire, on est placé selon les rites funèbres.

Acte XXXII


La Voie a la simplicité du sans‑nom (sans termes).
Dès qu’on taille (cette simplicité), il y a des termes (pour les catégories diverses).
Puisque les termes existent aussi, (le Saint) saura aussi où se tenir. Qui sait où se tenir n’est pas en péril.
La place de la Voie à l’égard de Tout‑sous‑le‑ciel peut être comparée à celle des torrents et des vallées à l’égard du Fleuve et de la Mer.

Acte XXXIII


Celui qui connaît les autres est savant ; celui qui se connaît soi-même est éclairé.
Celui qui vainc autrui est puissant ; celui qui se vainc soi-même est fort.
Celui qui agit avec force a de la détermination ; celui qui sait se satisfaire est riche.
Celui qui ne s’écarte pas de sa juste place subsiste longtemps ; mourir sans périr, c’est la longévité.

Acte XXXIV


Que la grande Voie est ambiguë ! Elle peut aller à gauche ou à droite. Les dix mille êtres se fient à elle pour leur existence, et elle ne les refuse pas.
Quand un résultat est achevé, elle ne se l’approprie pas. Elle revêt et nourrit tous les êtres sans se présenter comme leur maître. Elle pourrait être nommée parmi les petites choses. Tous les êtres retournent à elle sans qu’elle se présente comme leur maître. Elle pourrait être nommée parmi les grandes choses.
Parce qu’elle ne fait jamais valoir sa propre grandeur, elle peut achever sa grandeur.

Acte XXXV


Celui qui tient la grande image, tout le monde accourt à lui. Ceux qui accourent ne subissent pas de tort, mais demeurent en paix et union (avec le ciel et la terre).
La musique et les appâts font s’arrêter un étranger qui passe. Mais les paroles qu’on dit sur la Voie, comme elles sont fades et sans saveur ! Regardée, elle ne vaut pas qu’on la voie ; écoutée, elle ne vaut pas qu’on l’entende. Mais employée, elle ne peut être épuisée.

Acte XXXVI


Si l’on veut rétrécir, il faut (d’abord) étendre.
Si l’on veut affaiblir, il faut (d’abord) fortifier.
Si l’on veut faire périr, il faut (d’abord) faire fleurir.
Si l’on veut saisir, il faut (d’abord) offrir.
C’est ce qui s’appelle une vision subtile : le mou et le faible vainquent le dur et le fort.
Ne retire pas le poisson de ses profondeurs ; les instruments utiles de l’État ne doivent pas être montrés aux hommes.

Acte XXXVII


La Voie est constamment inactive, et pourtant il n’y a rien qui ne se fasse,
Si les rois vassaux pouvaient s’y tenir, les dix mille êtres se développeraient d’eux‑mêmes. Si pendant ce déve­loppement les désirs devenaient actifs, je les contiendrais au moyen de la simplicité du sans‑nom.
Si insignifiante que soit la simplicité du sans‑nom, personne dans l’empire ne peut l’asservir.
Si les rois vassaux pouvaient s’y tenir, les dix mille êtres accourraient spontanément comme des invités. Le ciel et la terre s’uniraient pour faire tomber une douce rosée, et le peuple, sans que personne en prenne soin, en recevrait spontanément une part égale.
Vraiment ils deviendraient aussi sans désirs. Étant sans désirs, ils deviendraient tranquilles, et l’empire s’affer­mirait de lui-même.

Acte XXXVIII


La Vertu supérieure ne fait pas valoir sa vertu ; c’est pourquoi elle a de la vertu.
La Vertu inférieure n’abandonne jamais sa vertu ; c’est pourquoi elle n’a pas de vertu.
La Vertu supérieure est inactive et sans aucune intention.
La Vertu inférieure est active et a des intentions.
L’humanité supérieure est active et sans aucune intention.
La justice supérieure est active et a des intentions.
La conduite rituelle supérieure est active, et, si l’on n’y répond pas, elle retrousse ses manches et joue des mains.
Donc : Si l’on abandonne la Voie, alors (on fait valoir) la Vertu. Si l’on abandonne la Vertu, alors (on fait valoir) l’humanité. Si l’on abandonne l’humanité, alors (on fait valoir) la justice. Si l’on abandonne la justice, alors (on fait valoir) la conduite rituelle.
En effet, la conduite rituelle est l’écorce mince de la fidélité et de la bonne foi, et le commencement du désordre. La connaissance prématurée n’est qu’une fleur superficielle de la Voie, et le début de la sottise.
C’est pourquoi le grand « adulte » s’en tient à ce qui est épais et ne s’arrête pas à ce qui est mince ; il s’en tient au noyau et ne s’arrête pas à la fleur.
Donc : il rejette cela et choisit ceci.

Acte XXXIX


Ceux qui, jadis ont atteint l’unité sont les suivants :
Le ciel a atteint l’unité et est devenu clair.
La terre a atteint l’unité et est devenue tranquille.
Les esprits ont atteint l’unité et sont devenus animés.
Les vallées ont atteint l’unité et sont devenues remplies.
Les dix mille êtres ont atteint l’unité et sont nés.
Les rois vassaux ont atteint l’unité et sont devenus rectificateurs de Tout‑sous‑le‑ciel.
Ce qui a causé tout cela, (c’est l’unité).
Si, grâce à elle, le ciel n’était pas clair, on craindrait qu’il ne se déchirât.
Si, grâce à elle, la terre n’était pas tranquille, on craindrait qu’elle ne succombât.
Si, grâce à elle, les esprits n’étaient pas animés, on craindrait qu’ils ne s’évanouissent.
Si, grâce à elle, les vallées n’étaient pas remplies, on craindrait qu’elles ne s’épuisassent.
Si, grâce à elle, les dix mille êtres n’étaient pas nés, on craindrait qu’ils ne s’éteignissent.
Si, grâce à elle, les rois vassaux n’étaient pas nobles et élevés, on craindrait qu’ils ne trébuchassent.
Car le noble a pour racine l’infime ; l’élevé a pour fondement le bas.
C’est pourquoi les rois vassaux s’appellent « l’orphelin », « le délaissé », « l’indigent ». N’est‑ce pas parce qu’ils considèrent l’infime comme racine ?
Car l’honneur suprême est sans honneur.
Il ne désire pas être finement taillé comme le jade, mais il préfère être éparpillé comme des cailloux.

Acte XL


Le retour est le mouvement de la Voie. La faiblesse est la méthode de la Voie.
Le ciel et la terre et les dix mille êtres sont issus de l’Être ; l’Être est issu du Non‑être.